Elle Vient de se Connecter

Une histoire d'amour plongée dans un univers très actuel après le speed dating tu t'attaques à l'internet. Un récit bien écrit et captivant.
Résumé :
Après une agréable période de discussion sur Internet, Will et Nell décident de se donner une chance dans la vraie vie...

Elle Vient de se Connecter 

Écrit par FFrules
Amour internet distance
Nous sommes serrés dans ce restaurant bondé et pourtant, je ne vois qu’elle au milieu de tous ces gens. 
Elle est assise en face de moi, nous dînons depuis presque une heure ensemble et je ne peux m’empêcher de la regarder toutes les deux secondes. Elle est si belle avec ce pull bleu qui s’accorde parfaitement avec ses yeux azurs. Sa face rieuse semble s’éclairer à chacune de mes phrases. C’est mon petit soleil personnel ; elle me tient chaud et me fait briller.

Cela ne fait que deux jours que nous nous connaissons « pour de vrai », rencontre organisée après avoir passé presque trois mois à dialoguer ensemble sur Internet grâce à l’une de ses messageries instantanées très répandues. C’était l’amie d’une amie d’un ami que j’avais vu une ou deux fois lors de soirées et j’avais eu par hasard son adresse électronique.
Nous avons donc commencé par nous échanger des banalités, des blagues, des taquineries sans importance avant d’embrayer au fil des semaines sur des conversations un peu plus sérieuses dans lesquelles elle m’éblouissait par son humour et la pertinence de ses pensées.
Je ne vivais presque plus que pour avoir l’opportunité de voir ces cinq petits mots s’afficher dans le bas de mon écran : « Nell vient de se connecter ». Nous passions alors nos jours et nos nuits à parler de tout et de rien, de nos vies, de nos problèmes, de nos petites victoires quotidiennes sur ce monde qui nous avait pris en grippe, nous échangeant des photos, des musiques, ce qui nous déterminait le mieux en fait quitte à forcer parfois le trait. Nous étions devenus des confidents, sécurisés par le confort de la voûte Internet, bien cachés derrière notre écran.
Le problème de ces confessions est le manque de discernement de l’outil informatique face à ce que l’on écrit. La meilleure méthode pour se faire comprendre dans ces messageries instantanées est encore de tout dire au premier degré. Adieu ironie et sous-entendus qui passent mal et peuvent entraîner des malentendus qui ne nous ont heureusement jamais empêchés de refaire le monde à notre façon.
Pour tout vous dire, je me serais bien contenté de cette relation purement platonique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette fille était un canon alors que je n’étais qu’un mec de seconde, voire troisième zone d’où le manque de planètes communes entre nos deux galaxies et puis je trouvais notre relation très épanouissante telle qu’elle était, même si je me prenais parfois à rêver que cela aille plus loin lors de courts instants d’égarement.
Je suis quelqu’un d’assez compliqué à comprendre mais très cohérent dans ses démarches. La solitude m’inspire - ce qui est plutôt utile dans mon métier d’écrivain d’histoires à l’eau de rose dont je vis très bien, merci - mais une vie à deux m’attire de temps à autres et me pousse à me donner à fond dans une relation. Et puis je me mets à repenser qu’être seul est préférable avant de retomber à nouveau dans l’espérance d’une vie plus... « Plus » quoi d’ailleurs ? Sensée ? Intense ? Je serai tenté de dire « plus mieux » mais ce n’est pas très français, alors je me contenterai d’une « vie meilleure ». 

Il y a vraiment beaucoup de monde dans ce restaurant, mais je ne le remarque plus. Je me suis arraché de la contemplation de son visage parfait parce que quelque chose sonne faux dans la symphonie de notre relation. Je vois au regard de Nell qu’elle l’a remarqué aussi, tout comme elle remarque que je m’en suis également aperçu. Elle plisse les yeux et des larmes commencent à couler le long de son visage tandis que Norah Jones entonne les premières paroles de « The long day is over » [Cette longue journée est terminée].

Quand je disais que la solitude m’inspirait, je n’étais pas loin de la vérité. Comme j’aimais le dire à Nell, « je préfère écrire nos aventures au jour le jour plutôt que de continuer à inventer celles de mes personnages de papier ». Mon éditeur me réclamait des textes que je ne pouvais lui donner, bien trop occupé que j’étais à prévoir les rebondissements de notre histoire d’amour atypique que - chose rare - elle a initiée. 
Nous parlions une nuit des occasions manquées qui parsèment le chemin de nos vies comme autant de routes secondaires et je ne me souviens plus vraiment de notre conversation exacte mais cela donnait quelque chose dans ce genre :
[Will] je ne me suis jamais demandé si j’étais déjà passé à côté de choses que je regretterai plus tard parce que cela ne sert à rien.
(J’aimais et j’aime toujours d’ailleurs écrire convenablement, même sur des messageries instantanées. Appelons cela une déformation professionnelle.)
[Nell] pkoi ?
[Will] parce que nous en sommes au point précis où nous ont amenés nos choix. C’est facile, des mois des années plus tard de se dire que nous aurions dû faire autrement. Nous avons perdu de vue les tenants et les aboutissants de la situation originale. Si c’était vraiment notre destin de faire des choix différents, nous les aurions fait sur le moment.
[Nell] Je crois que nous devrions nous rencontrer.
Moi, je crois que c’est à ce moment précis que cette tornade est arrivée dans ma tête pour mettre tout sans dessus dessous. Je n’arrivais plus à penser, à bouger, figé par des 1 et de 0 retranscrits par des algorithmes en des lettres Arial 12 italique, exécutées à deux mains sur un clavier blanc à cinq cents kilomètres de là.
Je suis resté plusieurs minutes dans cet état avant de réunir assez de force pour pouvoir répondre.
[Will] Pourquoi ?
Rien ne se produisit pendant quelques secondes qui parurent durer une éternité.
[Nell] Pour ne pas laisser passer cette occasion...
Les points de suspension de cette phrase m’ont fait l’effet de trois violents coups de poing assénés dans le ventre. Je n’avais rien contre, même si je voyais très précisément là où cela nous conduirait - ici même dans ce restaurant. J’étais terrifié mais en même temps très excité par la tournure que prenaient les choses. Le fait est que la vie à deux est toujours une chose terrifiante mais je pensais qu’elle m’aiderait à la surmonter. J’y croyais tellement fort que je m’y étais même habitué et que - plus étrange - j’aimais cette idée.

Les muses n’existent pas à moins qu’elles vous larguent. C’est la conclusion à laquelle je suis parvenu au bout de dix années d’aventures amoureuses intimement mêlées à celles littéraires. Je n’écris jamais mieux ou autant qu’après avoir été largué. Et je suis certain que j’écrirai un roman en rentrant tout de suite chez moi après être sorti de ce restaurant, quand Nell aura fini de pleurer.

Mon problème - entre autres - est d’être toujours celui qui aime le plus dans le couple. J’y suis habitué et cela ne me gêne plus vraiment mais pour une fois, je croyais avoir trouvé quelqu’un qui m’aimerait au moins autant que je ne l’aimais. Loupé...la prochaine fois peut-être ?

Le premier jour de notre vraie vie à deux - c’est-à-dire hier - avait été normal pour peu que j’y connaisse quelque chose dans ce domaine. Je l’avais surprise devant chez elle en arrivant plus tôt, nous avions ri, parlé, plaisanté comme nous le faisions sur Internet et c’est sans doute cela qui m’a mis la puce à l’oreille, même si je refusais d’y prêter attention. Je n’avais pas remarqué que nous n’étions pas aussi proches que les autres couples, qu’il nous manquait quelque chose que les autres avaient et pas nous. Je mettais cela sur le compte de la nouveauté de notre relation et me disais qu’avec le temps, les choses iraient en s’arrangeant. Je voulais mettre toutes les chances de notre côté.

« This cannot be happening, I’m somewhere in between what is real and just a dream. » Ces paroles d’une chanson d’un groupe de pop américaine que j’écoute souvent trottent dans ma tête tandis que les lèvres de Nell s’activent sans que je ne puisse rien y comprendre. Ces paroles veulent dire « Ce n’est pas possible, je suis quelque part entre le rêve et la réalité.», là où je suis précisément en ce moment même, à ceci près que je savais que ce moment arriverait tôt ou tard. 
Je me ressaisis et tente de décrypter ce qu’elle essaye me dire. Mes neurones se remettent doucement à fonctionner, rendant ainsi possible la traduction des sons qui sortent de sa bouche en paroles intelligibles.
- Cela fait deux jours que nous sommes ensemble, même si pour moi, les trois mois passés à correspondre sur Internet comptent tout autant, me dit-elle, des trémolos dans la voix. Mais nous...
Sa voix se brise et je n’ose pas la regarder dans les yeux. Il n’y a rien de plus cruel que de faire pleurer une femme, même quand c’est à nos dépens. Je ne lui en veux pas cependant. Au contraire, je la plains parce que d’une certaine façon, je l’ai trahie moi aussi. Elle a cru en moi, en nous, et je n’ai pas réussi à la rendre heureuse.
- Je vois où tu veux en venir, Nell, lui dis-je. Je l’ai senti aussi. Ce que nous avons vécu derrière nos écrans était merveilleux mais la vraie vie est différente. J’aurai aimé que cela se passe de la même façon entre nous.
Elle pleure de plus belle, elle est plus belle quand elle pleure. Que dois-je faire maintenant ? La prendre dans mes bras ? Prendre ses mains dans les miennes ? Partir ? Autant je saurais quoi faire faire à l’un de mes personnages dans une situation identique, autant je suis indécis comme jamais en cet instant. La vie m’est cruelle en ce sens qu’elle ne me permet jamais d’être aussi charmeur, drôle ou beau que les personnages que j’invente dans mes histoires. Le fossé entre ce que j’écris et ce que je suis s’agrandit au fur et à mesure de mes échecs. J’ai été mon propre ennemi, mon moi sur Internet a battu mon moi réel à plates coutures.

Nell avait acheté mes bouquins et me demandait souvent lors de nos conversations d’écrire quelque chose sur nous. L’ironie est que son vœu est maintenant exaucé, même si on doit être loin du livre que nous avions imaginé tous les deux et dans lequel je la surprenais à son travail, en bondissant sur les bureaux de ses collègues en chantant « She’s The One » [C’est elle] avant de tomber à ses pieds, une rose à la bouche, une bague à la main. 
Nous parlions souvent de notre future vie de famille, du nombre d’enfants que nous aurions, de chiens, de chats (point sur lequel j’étais assez intransigeant), de voyages à Montauk à la recherche de nos racines communes. Nous vendions la peau de l’ours avant de l’avoir tué et avant même de connaître sa cachette. Nous étions loin de savoir où nous mèneraient ces petites conversations innocentes.

On en est même à des années-lumière. Elle ne s’arrête plus de pleurer, me faisant passer pour le méchant garçon auprès des personnes des tables alentours qui commencent à s’indigner et c’est maintenant « Look what you’ve done » [Regarde ce que tu as fait] de Jet qui passe dans le restaurant. Vite, une idée ! Je décide finalement de prendre ses mains dans les miennes. Je dois chuchoter pour éviter que les autres clients n’entendent.
- Ce n’est pas grave, Nell. Nous avons eu raison de tenter notre chance ensemble. Tu n’y es pour rien si cela a échoué.
- J’aurai tellement voulu que cela marche, Will. Et je m’en veux de t’avoir fait faire tout ce chemin pour terminer de cette façon.
Elle veut sûrement dire par là qu’elle est désolée que je me sois tapé cinq cents bornes en voiture pour me faire larguer au bout de deux jours dans un restaurant bondé devant des personnes qui pensent que je suis un monstre. Malgré tout, je ne peux pas lui en vouloir. Cherchez l’erreur, c’est moi.
- Tu n’as rien à te reprocher, darling (c’est comme cela que je l’appelais durant nos conversations et c’est resté dans la vraie vie.). Ca en valait le coup, crois-moi. On ne commande pas l’alchimie entre deux personnes. Pourtant c’est indispensable dans un couple et c’est ce qui nous manque. Nous sommes juste de très très bons amis qui ont essayé de prolonger leur amitié, rien de plus. C’est dommage mais c’est ainsi.
- Je vois comment tu me regardes, Will. Tu ne me feras jamais croire que tu ne me vois que comme une amie.
- Non bien sûr. Tu es plus qu’une amie pour moi et je te l’ai déjà dit. Mais je ne vais quand même pas te forcer à m’aimer comme je t’aime. En fait, je me disais en te voyant que je ne te méritais pas (elle secoue la tête) et que j’avais vraiment de la chance que tu m’aies choisi moi pour tenter l’aventure. Tu nous as offert une chance, c’est bien plus que ce que je ne te demandais.
- Je peux savoir ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Je suis horrible avec toi et pourtant, tu n’as pas l’air de m’en vouloir et tu sembles même être prêt à en revenir à une relation amicale.
- Bien sûr ! Nell, je t’aime, tu es une fille formidable et j’adore plus que tout parler avec toi. Tu m’apportes plein de choses qui vont bien plus loin que de simples langues en bouche. Je me contenterai volontiers de ces petites choses si c’est cela que tu veux. Ne crois surtout pas que tu vas te débarrasser de moi aussi facilement parce qu’il n’en ai pas question. J’aime t’avoir dans ma vie, tu la rends bien meilleure à tous points de vue.
Elle me regarde avec ses yeux azur dont le maquillage coule et son visage s’éclaire une nouvelle fois. Dieu que ce soleil me réchauffe et m’apaise. J’envie celui avec qui elle fera sa vie et qui ne sera à l’évidence pas moi mais je ne regrette rien. Au moins, je n’ai pas gâché ma chance avec elle.
- Tu n’es vraiment pas comme les autres, Will.
J’esquisse un sourire avant de me lever.
- Merci de t’en être rendu compte, lady. Adieu, dis-je en lui embrassant le front. On en reparlera sur Internet si tu veux. De cela ou d’autres choses. De tout ce que tu veux. N’importe quand. Je suis là, n’oublie pas, Nell.
Je lui jette un dernier regard. Elle est plus solaire que jamais dans ses habits bleus au milieu de la morosité des vêtements noirs. Elle irradie la pièce de son sourire qui commence à apparaître timidement sur la face de son visage. C’est comme si un nouveau jour se levait dans sa vie alors que je reste prostré dans les ténèbres de la mienne en attendant qu’un nouveau soleil pointe le bout de ses rayons.
En sortant du restaurant dans la froide nuit d’un mois de janvier, je m’aperçois que des larmes coulent sur mes joues. Ne pleure pas, Will, pensé-je. 
Ce n’est peut-être pas de l’amour mais en tous cas, cela y ressemble beaucoup. Puisse-t-elle être heureuse...c’est tout ce que je demande.

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