Principales Œuvres de Charles Baudelaire

Résumés et analyses des principales oeuvres du poète français Charles Baudelaire.
Charles Baudelaire : Poète français. Né à Paris le 9 avril 1821, meurt dans la même ville le 31 août 1867. En savoir plus sur Wikipédia !

Quelques oeuvres de Charles Baudelaire :

Le poète français Charles Baudelaire
Charles Baudelaire : Mouvement & Influences

La Fanfarlo, Charles Baudelaire 1847 :

Nouvelle de Charles Baudelaire (1821-1867), publiée à Paris dans le Bulletin de la Société des gens de lettres en janvier 1847, et en volume dans le tome IV des Oeuvres complètes chez Michel Lévy frères en 1869.

La Fanfarlo est une oeuvre de jeunesse. Baudelaire ne s'y reconnaît plus à partir de 1857, c'est-à-dire après la publication des Fleurs du mal, et il ne la mentionne pas dans les listes de ses oeuvres qu'il établit à la fin de sa vie.

Le jeune et brillant Samuel Cramer retrouve par hasard à Paris Mme de Cosmelly, «un ancien amour de jeunesse». Il lui montre ses vers et essaie de réveiller en elle les tendres souvenirs du passé mais la jeune femme, très éprise de son mari, demande simplement à Cramer «les secours d'un ami». Elle est désespérée car son époux la délaisse pour une danseuse en vogue, la Fanfarlo. Cramer promet «d'arracher la Fanfarlo à M. de Cosmelly» et «espère trouver dans les bras de l'honnête femme la récompense de cette oeuvre méritoire». Il parvient à séduire la danseuse mais Mme de Cosmelly, qui a retrouvé le bonheur conjugal, se borne à le remercier par «la promesse d'une amitié éternelle» et, Cramer s'installe dans une longue liaison avec la Fanfarlo.
Bien qu'elle donne à la nouvelle son nom, très sonore et un peu fanfaron, la Fanfarlo n'en constitue pas le principal personnage. Elle n'apparaît en effet qu'assez tard dans le récit et ne possède ni véritable épaisseur psychologique, ni originalité. Elle est composée plutôt d'un ensemble de poncifs relatifs à la femme de scène, excitante, sensuelle et aux moeurs faciles. Quant à l'autre protagoniste féminin, il réunit également les clichés de la femme aimante et vertueuse. Mme de Cosmelly n'est tout de même pas exempte d'une certaine rouerie puisqu'elle obtient ce qu'elle souhaite de Cramer grâce à sa franchise simple et confiante mais aussi en entretenant une certaine ambiguïté quant à la récompense qui sera accordée au jeune homme. La rivalité entre l'amante et l'épouse, entre la femme volcanique et la femme angélique, reste toutefois typique d'une tradition romantique que Baudelaire une renouvelle pas véritablement.

Plus convaincant et attachant est le personnage principal de la nouvelle, Samuel Cramer. C'est autour de lui que s'organise le parcours narratif du texte qui tantôt épouse le trajet intérieur de ses pensées, tantôt en délivre un commentaire émanant d'un point de vue extérieur _ celui du narrateur qui a côtoyé Cramer dans «cette terrible vie parisienne». Ce procédé permet d'établir une grande proximité avec le personnage tout en le maintenant à distance. Or il est tentant de reconnaître en Samuel Cramer maints traits propres à Baudelaire lui-même. Il incarne la hantise de l'impuissance, cette victoire du redoutable «Ennui» (voir le poème-préface des Fleurs du mal intitulé "Au lecteur") qui dévore et paralyse le poète moderne: «Samuel fut, plus que tout autre, l'homme des belles oeuvres ratées; [...il] m'est toujours apparu comme le dieu de l'impuissance _ dieu moderne et hermaphrodite _, impuissance si colossale et si énorme qu'elle en est épique! [...il] n'a jamais réussi à rien, parce qu'il croyait trop à l'impossible.»

A travers Samuel Cramer, il semble que ce soit toute une part de lui-même, totalement imprégnée des lieux communs du premier romantisme et tentée par une sorte de dilettantisme superficiel et facile, que Baudelaire cherche à exorciser. Ainsi, le narrateur conserve un ton de distance ironique à l'égard de Cramer et le parcours du personnage révèle son échec. Au début de la nouvelle, en effet, le passé littéraire de Cramer est, assez gentiment encore, tourné en ridicule: «Samuel Cramer, qui signa autrefois du nom de Manuela de Monteverde quelques folies romantiques [...].» A la fin, le ton est bien plus grinçant et le personnage totalement frappé de dérision: «La Fanfarlo veut que son amant soit de l'Institut, et elle intrigue au ministère pour qu'il ait la croix. [...] Pauvre Manuela de Monteverde! Il est tombé bien bas. _ J'ai appris récemment qu'il fondait un journal socialiste et voulait se mettre à la politique.»

La Fanfarlo témoigne de l'influence de certains modèles littéraires sur le jeune Baudelaire _ Gautier, Musset, Balzac surtout (elle offre notamment quelque similitude avec Béatrix) _ et de l'emprise de l'expérience personnelle sur la création _ la Fanfarlo rappelle Marie Daubrun, Mme de Cosmelly Félicité Baudelaire et Cramer le poète lui-même. L'ironie permet cependant d'instaurer une distance à l'égard de ces sources d'inspiration, voire de conjurer la tentation de certaines formes d'écriture. A cet égard, la Fanfarlo prépare l'oeuvre future et ouvre la voie à l'esthétique qui fondera les oeuvres majeures.

Le spleen de Paris, Charles Baudelaire 1869 :

Recueil de poèmes en prose de Charles Baudelaire (1821-1867), publié dans le tome IV des Oeuvres complètes à Paris chez Michel Lévy frères en 1869. De nombreux poèmes avaient, à partir de 1855, paru dans diverses revues, notamment dans la Presse en août et septembre 1862. Au fil des publications de ses poèmes en prose, Baudelaire a hésité entre plusieurs titres : Poèmes nocturnes, la Lueur et la Fumée, le Promeneur solitaire, le Rôdeur parisien.
C'est sous le titre de Petits Poèmes en prose que paraissent les vingt pièces publiées dans la Presse en 1862. Ce titre est toutefois trop peu attesté pour que l'on puisse le considérer comme reflétant l'intention définitive du poète : Baudelaire, durant les dernières années de sa vie, utilisait en effet l'expression le Spleen de Paris pour désigner son recueil, et la plupart des éditeurs ont conservé ce dernier titre.

Dans le Spleen de Paris, Baudelaire expérimente un genre nouveau, inauguré peu auparavant par Aloysius Bertrand: "C'est en feuilletant pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand [...] que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque" ("A Arsène Houssaye", dédicace du recueil). Les poèmes en prose de Baudelaire, différents dans leur inspiration et leur facture de ceux de son devancier, imposent le genre, lequel deviendra particulièrement florissant dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du siècle suivant.

Le Spleen de Paris contient cinquante textes que Baudelaire n'a pas eu la volonté ou le temps de rassembler et d'organiser en diverses parties. Ses notes contiennent des projets de regroupements mais la dédicace "A Arsène Houssaye" fait de la libre ordonnance des poèmes un principe esthétique: "Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [...] Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part." Discontinuité, liberté et diversité caractérisent le recueil.
Le ton et l'atmosphère sont variés, depuis l'agressivité: "la Femme sauvage et la Petite Maîtresse", "Assommons les pauvres!", et le sarcasme: "Un plaisant", "le Chien et le Flacon", "le Galant tireur ", jusqu'au pathétique: "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque"; ces différents aspects peuvent d'ailleurs cohabiter dans un même poème comme "les Yeux des pauvres". La plupart des pièces sont narratives, et certaines s'apparentent même à des contes : "Une mort héroïque", "la Corde", ou à des fables sataniques: "les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire", "le Joueur généreux", alors que d'autres, qui se terminent parfois par une moralité: "la Fausse Monnaie", tiennent plutôt de l'exemplum médiéval: "les Dons des fées", "les Vocations". Les thèmes sont eux aussi variés mais quelques-uns dominent: le destin et le pouvoir du poète dans "le Confiteor de l'artiste", "la Chambre double", "le Fou et la Vénus", "les Foules", "Enivrez-vous", "les Fenêtres"; les exclus, tous ces êtres déshérités ou bizarres qui éveillent la compassion dans "le Désespoir de la vieille", "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque", "le Gâteau", "Mademoiselle Bistouri"; le désir d'évasion dans "l'Étranger", "l'Invitation au voyage", "les Projets", "Déjà", "Any where out of the world"; la femme enfin, à la fois mystérieuse et dérisoire, fascinante et haïe dans "la Femme sauvage et la Petite-Maîtresse", "Un hémisphère dans une chevelure", "la Belle Dorothée", "le Galant tireur".

Ce recueil en prose s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre en vers : "En somme, c'est encore les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail et de raillerie", écrivait Baudelaire à J. Troublat le 19 février 1866. Certaines pièces du Spleen de Paris peuvent même apparaître comme des
doublets de poèmes des Fleurs du mal (l'exemple le plus frappant est celui de "l'Invitation au voyage", dans les deux ouvrages). L'expression "le Spleen de Paris" souligne cette filiation puisque le terme "spleen" sert de titre à la première section des Fleurs du mal, elle-même intitulée "Spleen et Idéal". L'ennui, l'angoisse, le sens aigu et douloureux du néant de toute chose, demeurent au centre de l'expérience baudelairienne. L'idéal est ailleurs, rêvé, entrevu, toujours inaccessible à l'homme prisonnier de la réalité mesquine et décevante. Perceptible pour le poète en quelques instants privilégiés, il fait de l'univers un spectacle réversible dont "la Chambre double" offre l'image symbolique. Dans ce poème en effet, la même chambre est d'abord décrite comme un lieu merveilleux - "chambre véritablement spirituelle", "chambre paradisiaque" - avant d'être rendue à sa dimension réelle de sordide "séjour de l'éternel ennui". La contemplation de la nature n'échappe pas à cette fatale réversibilité: "Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer! [...] / Et maintenant la profondeur du ciel me consterne; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau?" ("le Confiteor de l'artiste"). Ce pouvoir visionnaire mêlé à une extrême lucidité fonde l'intolérable frustration du poète et sa misanthropie souvent cruelle, le choix du mal n'étant que l'envers d'un désespoir. Ainsi, alors que dans maints poèmes du Spleen de Paris le poète fraternise avec les déshérités, il fait preuve, dans "le Mauvais Vitrier", d'"une haine aussi soudaine que despotique" à l'égard d'un "pauvre homme": il détruit méchamment la marchandise d'un vitrier
ambulant parce que celui-ci ne possède que des "verres de couleur", c'est-à-dire des "vitres qui [font] voir la vie en beau".

Le titre le Spleen de Paris met en outre l'accent sur la dimension urbaine de l'entreprise poétique, explicitée dès la Dédicace: "C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant" (celui de la "prose poétique"). Paris ne constitue pas toutefois le décor de tous les poèmes du recueil: "le Gâteau" a par exemple pour cadre les Pyrénées, "le Joujou du pauvre", la campagne, et "la Belle Dorothée", les îles Mascareignes. En réalité, le monde urbain est moins affaire de décor que de regard. Dans une étude sur Constantin Guys intitulée le Peintre de la vie moderne (1863), Baudelaire lie la notion de modernité au phénomène de la grande ville. La sensibilité du poète moderne, sa saisie du monde, son spleen sont pour ainsi dire formés par l'expérience urbaine.

Cette dernière enseigne les injustices et la misère dont le poète se fait le porte-parole: "Je chante les chiens calamiteux [...] les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un oeil fraternel" ("les Bons Chiens"). Le poète moderne dit la marge et l'exclusion. La ville, sorte de concentré de toute l'humanité, est un révélateur privilégié; mais la misère et les barrières sociales sont partout : aussi bien à la campagne, comme en témoigne "le Joujou du pauvre", avec cette grille symbolique qui sépare l'enfant riche et l'enfant pauvre, "un de ces marmots-parias".

La ville est aussi une école de solitude et de vanité. L'égoïsme, l'illusion, l'apparence, la fatuité y gouvernent les rapports humains, d'où le ton railleur et cynique de nombreux textes. La poésie permet à peine d'échapper à cet engrenage pervers: "Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise!" ("A une heure du matin").

Infernal, le monde urbain est également fascinant dans la mesure où y règnent le hasard et la diversité. Il offre au poète, disponible, vigilant, qui "jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui", une inépuisable matière: "Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. [...] Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente" ("les Foules"). Le choix du poème en prose répond à la volonté de trouver une écriture adéquate à l'intériorisation de ce fourmillement qui caractérise la métropole: "Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?" (Dédicace). Plus libre et immédiate que le vers, la prose se prête mieux à l'évocation du monde moderne: "J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante" ("les Bons Chiens"); un monde multiple, changeant, voire hétéroclite. Genre aux lois peu rigoureuses et contraignantes, le poème en prose offre à l'écriture une spontanéité en accord avec cette posture de "promeneur" ou de "rôdeur" qu'adopte le poète du Spleen de Paris.

Les fleurs du mal, Charles Baudelaire 1840 :

Recueil de poèmes de Charles Baudelaire (1821-1867). Publié en 1857, il réunissait presque toute la production du poète depuis 1840. Le titre, primitivement choisi, aurait été "Limbes"; il fut changé, paraît-il, sur le conseil d'un ami de Baudelaire. Après le procès qui lui fut intenté pour immoralité, Baudelaire en publia une deuxième édition en 1861, d'où il avait supprimé les six "Pièces condamnées". Par contre, trente-cinq autres poèmes, presque tous de grande valeur, y étaient ajoutés. Dans l'édition appelée définitive (édition posthume de 1868), établie par Théophile Gautier, à qui le livre est dédié, et Asselineau, figurent vingt-cinq nouveaux poèmes (notamment ceux qui avaient été publiés clandestinement à Bruxelles, en 1866, par Poulet-Malassis sous le titre: "Epaves"). L'ouvrage, tel qu'il se présente dans la seconde édition établie par l'auteur, se divise en six parties: "Spleen et idéal", "Tableaux parisiens", "Le vin", "Fleurs du mal", Révolte", "La mort". Certains ont voulu voir, dans cette présentation, l'intention de donner au livre la rigoureuse construction d'un poème, d'illustrer l'histoire d'une âme dans les divers moments de son expérience intérieure. C'est ainsi que le spectacle décevant de la réalité et les expériences sans issue qui fournissent les thèmes dans les deux premières parties, auraient conduit le poète, après avoir en vain cherché, pour oublier son angoisse, une consolation dans les "paradis artificiels", dans l' ivresse, à une réflexion sur le mal, sur les attraits pervers et sur l'horrible désespoir qu'il engendre. C'est alors que le poète aurait lancé ce fameux cri de révolte contre l'ordre de la création, avant de trouver un refuge et un aboutissement dans la mort. Tout
nous autorise à penser que, si ce dessein ne fut pas totalement étranger au poète, il va, ainsi exprimé, à l'encontre de l'idée même que Baudelaire se faisait de la poésie: si, selon lui, les préoccupations morales ne devaient pas en être absentes, en aucun cas elles ne pouvaient en commander l'ordonnance et la réalisation. Il s'agit plutôt d'une évocation, à proprement parler symbolique, de cette dualité fondamentale qui se partageait son âme et qui le poussait irrésistiblement tour à tour vers les sommets de l' extase et les abîmes du péché, -dualité dont il a parfaitement conscience que, s'il fut le premier à la ressentir avant tant d'acuité, il ne la partage pas moins avec tout homme, en cela son "semblable" et son "frère", ainsi qu'il le proclame hautement dans son arrogante apostrophe "Au lecteur" qui ouvre le livre. C'est pour avoir préservé et cultivé cette dualité essentielle, pour l'avoir élevée à la hauteur d'une ascèse que Baudelaire fut revendiqué par les esprits les plus divers, les plus opposés, et que son oeuvre est allée en s'imposant, carrefour d'idées et de sentiments, point d'aboutissement et point de départ.
L'expérience poétique de Baudelaire s'inscrit tout entière entre les premiers vers du "Voyage" et le voeu qui l'achève: "Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? -Au fond de l'inconnu, pour trouver du nouveau!" S'il fallait donner à tout prix un sens à l'aventure intérieure du poète, c'est sans nul doute, dans ce poème qu'il conviendrait de le chercher, Amour, gloire, bonheur, désir, tous les thèmes chers à Baudelaire s'y trouvent résumés, rassemblés, sans oublier "le spectacle ennuyeux de l'immortel péché", partout rencontré, "du haut jusques en bas de l'échelle fatale"; sans oublier non plus la mort, "vieux capitaine", éternelle compagne. Certes, l'idée que Baudelaire se fait du destin du poète reprend les termes traditionnels du romantisme: le poète est venu sur terre pour interpréter la réalité à la lumière de son rêve; il s'insurge contre les conventions, demeure, en dépit de tout un inadapté, trouble la conscience et le coeur de ceux à qui il offre ses sublimes mirages ("Bénédiction", "L'albatros", "Le guigon"); mais, tout en reprenant à son compte ces revendications, il leur en adjoint de nouvelles, qui font de lui le premier des poètes modernes. C'est ainsi qu'à la question : "Tout commence donc à Baudelaire?", on peut répondre avec Jean Cassou: "Tout, non! mais quelque chose"; en effet, "Baudelaire est devenu représentatif d'un certain nombre d'éléments qui manquaient au visage spirituel de la France et qui nous apparaissent devoir être désormais maintenus, affirmés et défendus, avec une vigueur combattive, sans cesse renouvelée".

C'est lui, Baudelaire, qui a formulé cette loi première à partir de laquelle s'organisera désormais consciemment toute poésie: la loi de l' analogie universelle, sur laquelle il s'est expliqué en maints endroits et notamment dans son fameux sonnet des "Correspondances". Si on les prive de cette perspective, des poèmes comme "La chevelure", "L'invitation au voyage", "La vie antérieure" et tant d'autres deviennent de simples allégories littéraires, certes fort belles ou émouvantes, mais dénuées de cette vérité absolue en dehors de laquelle la poésie demeure un jeu ou un exercice. Or, les poèmes de Baudelaire sont "vrais", essentiellement vrais. Un vers comme: "Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues", doit être éprouvé, ressenti comme un rapport absolu, inconditionnel, entre les "souvenirs dormant dans cette chevelure" et l'immensité du ciel, azur fait de ténèbres. Or, c'est bien de ce rapport
absolu, et de lui seul, qu'est né ce vertige qui s'empare de nous; et ce vertige, quel est-il? Sinon la poésie elle-même, hors de laquelle ces cheveux ne sont plus qu'un objet quelconque de notre univers, émouvant sans doute, mais déchu. On ne peut d'autre part oublier que Baudelaire fut un de ces artistes qui rêvèrent de "découvrir les lois obscures en vertu desquelles ils ont produit, et de tirer de cette étude une série des préceptes dont le but divin est l'infaillibilité de la production poétique". Poète moderne, Baudelaire le fut par l'effort volontaire que déploya sa merveilleuse intelligence critique pour s'assurer des pratiques nécessaires à la naissance de la poésie: n'est-ce pas lui encore, qui nous dit: "L' inspiration vient toujours quand l'homme le veut, mais elle ne s'en va pas toujours quand il le veut. -De la langue et de l'écriture prises comme opération magiques, sorcellerie évocatoire".
Assumant et transposant dans son rêve toutes les expériences de la vie et toutes les apparences du monde, il n'est pas une de ses évocations qui n'ait un caractère irréductiblement original, allant bien au-delà du simple réalisme. "Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le symbole". Les poèmes abondent, qui révèlent, dans un symbolisme transparent, leur substrat intellectuel ou qui ne semblent être au contraire que grâce du langage, mystère et simplicité, et où chante seule la poésie: "Harmonie du soir" et, surtout, "Recueillement" peuvent être cités parmi les exemplse les plus parfaits de tout le recueil. "L'invitation au voyage" se résout, elle, en une musicalité pure qui transcende, en quelque sorte par anticipation, tous les développements possibles du poème dans un climat magique. Cependant le "Rêve parisien" atteint, avec l'aisance la plus naturelle, à certaines audaces dont Rimbaud ou les surréalistes se souviendront. Poète de la grande ville, aimant le bitume et le bruit de Paris, il en a chanté les rencontres boulversantes ("A une passante": "O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!"), les déchets d'humanité qui la hantent: les ivrognes, les petites vieilles, les aveugles, les chiffoniers. Maître du paysage urbain, il a créé une seconde nature, où l'architecture remplace les arbres et la verdure, où les "petites vieilles" s'en retournent à la terre comme les feuilles d'automne. Pour orgueilleux et solitaire qu'ait été l'univers où il se situait d'emblée, dominant les hommes et les choses, le poète n'a point cessé d'être solidaire de cette triste humanité, dont il a revécu les douleurs, la souffrance, les erreurs, le péché et le mal. "Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut être à la fois lui-même et autrui...et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées".

Ses chants d'amour, où il approfondit avec une fatale obstination les mouvements les plus secrets du coeur, depuis les rares instants de sérénité jusqu'aux troubles les moins avoués, refusent toute complaisance envers soi-même et rendent un son inimitable. Cela est vrai, soit qu'il reprenne dans "Le balcon" le thème classique de l'inexorable fuite du temps, soit qu'ilrêve, avec une simplicité plus boulversante encore (dans le "Chant d'automne"), de fraternels abandons de l'âme; soit enfin qu'il élucide, avec un courage presque sacrilège et une complaisance tenace, les liens secrets de l'amour et de la haine, du désir et de la vengeance, de la volupté et du crime (voir les célèbres "Pièces condamnées", celles que lui inspira Jeanne Duval, la "Vénus noire" et cet original ex-voto "dans le goût espagnol": "A une madone"). Mais jusque dans les rêveries les plus enchanteresses sur la grâce  féminine, on retrouve, insistant et douloureux, l'appel de la misère humaine ("A celle qui est trop gaie" et surtout "Réversibilité": "Ange plein de gaîté, connaissez-vous l' angoisse...?). Dans les plus suaves et mélancoliques images, demeurent présents le sens d'un commun destin, la douloureuse vision d'un paradis perdu que le poète saura évoquer dans des termes d'une simplicité antique et définitive ("Moesta et errabunda": "le vert paradis des amours enfantines").
On en arrive ainsi aux trois poèmes qui composent "Révolte" et aux pièces qui portent en propre le titre de "Fleurs du mal" (et notamment les "Pièces condamnées"). C'est dans ces morceaux, que s'affirment, bien plus important que tout satanisme, le sentiment de la fatalité du péché en même temps que celui du juste châtiment, inévitable et immanent à nous-mêmes. Cette conception fondamentalement baudelairienne, le poète l'exprime de la manière la plus concise, en recourant au mythe du Péché originel. "Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, -Cependant que grossit et durcit ton écorce, -Tes branches veulent voir le soleil de plus près": ces vers, tirés du"Voyage", expriment assez bien la nécessité et, par là, la quasi-légitimité du mal: mais la fatalité du péché n'est pas autre chose, dans la vie morale, que la nécessité de la souffrance. Cette certitude se résout, dans les moments de la plus haute inspiration, en un sentiment de charité universelle, en une grande pitié pour soi et pour les autres. Baudelaire, cet esprit toujours en mouvement, qui ne renonça point au droit de se contredire et dont les attitudes variées ne peuvent être réduites à quelque doctrine traditionnelle, n'est jamais plus lui-même que dans les moments où il porte son jugement sur la vie humaine: en lui, un drame se déroule, qui dépasse toute complaisance personnelle, la douleur d'un homme, -la sienne, -devenant, sans le secours de la moindre métaphysique, la douleur de chacun. Ce déchirement de tout un être trouve son expression la plus accomplie et la plus universelle, dans des pièces allant de la délicate et douloureuse fantaisie du "Cygne" jusqu'aux graves accents des deux confessions intitulées: "Je nai pas oublié, voisine de la ville" et "La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse", en passantpar les poèmes sur "Les sept vieillards", "Les petites vieilles", "Les aveugles" (déjà cités), ainsi que "Crépuscule du matin", "Crépuscule du soir" et "La mort des pauvres". Telle sont les raisons qui ont fait dire que Baudelaire prolongea le romantisme jusqu'à ses extrêmes conséquences, le purifiant et le perfectionnant à un tel point que, tout comme un classique, il en vint à identifier son drame avec l'éternelle tragédie de tous les hommes.
Cette position ressort clairement de son style, qui ne veut renoncer à aucune des subtilités qu'il a entrevues, ni à ce renouveau de classicisme le plus authentique. Mais ce qu'il chercha avant tout, ce fut de briser les cadres de la rhétorique et du discours où s'enlisait la poésie traditionnelle, en la libérant du carcan des expressions usuelles. Un dessein aussi ambitieux, et aussi nouveau (Baudelaire est un de ces "horribles travailleurs" dont parle Rimbaud), ne pouvait se réaliser sans courir de nombreux dangers et sans quelque dispersion: incertitudes de style qui passent comme des ombres et masquent parfois certaines des ses miraculeuses illuminations, insistance unpeu lassante sur certains thèmes. Son existence si malheureuse, sa terrible clairvoyance se cristallisèrent dans un atroce pessimisme, dans ce triste jugement qu'il portait sur la destinée humaine, à jamais symbolisée à ses yeux par le mythe du Péché originel: ainsi fut-il un analyste horrifié, mais fasciné du vice et de la perversion. C'est cet aspect particulier de son oeuvre qui fit tenir l'homme et sa poésie pour scandaleux, blasphématoires ou sataniques. Mais cette interprétation est manifestement incomplète, unilatérale: elle ne tient nul compte de cette autre moitié de ce monde idéal d'où la première reçoit sa lumière et sa signification. Certes, il y a la "Vénus noire", Jeanne Duval, "bizarre déité brune comme les nuits"; mais il y a aussi son "analogue" sa "correspondance" dans le divin, "la très-belle, la très-bonne, la très-chère": Mme Sabatier. Plus loin encore, les réunissant au-delà de leurs apparences, il y a cette "maîtresse des maîtresse": la Mémoire, -cette mémoire qui fit de Baudelaire un de nos plus grands poètes.

Les paradis artificiels, Charles Baudelaire 1860 :

Oeuvre de Charles Baudelaire (1821-1867), publié en 1860. Dans l'édition originale, elle comprend deux parties: "Le poème du haschisch" et "Un mangeur d' opium"; par contre, dans l'édition posthume des "Oeuvres complètes" de l'auteur (tome IV, 1869), les éditeurs ont cru bon de joindre, en appendice, l'essai publié neuf ans plus tôt (1851) dans le "Messager de l'Assemblée" sous le titre "Du vin et du haschish comparés comme moyens de multiplication de l'individualité". A vrai dire, cet essai n'est qu'une ébauche du livre publié en 1860 et bien qu'il abonde en sentences originales et en observations aiguës, le dessin en demeure incertain et confus et n'a pas cette précision qui fera le prix de son oeuvre postérieure. La première partie des "Paradis artificiels" proprement dits ("le poème du haschisch") se présente comme un traité mi-philosophique, mi-scientifique, sur la nature, l'usage et les effets de la drogue orientale. Ayant posé que c'est par une étrange dépravation du sens de l' infini que l'homme est amené à se rendre coupable des pires excès et notamment à rechercher dans le haschisch ou l' opium une sorte de "paradis artificiel" ("Le goût de l' infini"), Baudelaire entreprend de faire une "monographie de l' ivresse" dispensée par la fameuse drogue. Celle-ci occupera quatre chapitres ("Qu'est-ce que le haschisch?"; "Le théâtre de Séraphin"; "L'Homme-Dieu"; "Morale"), au cours desquels, multipliant les points de vue, il examinera systématiquement tous les aspects du problème, depuis le côté physiologique et psychique jusqu'au côté moral. L'analyse est menée avec une rigueur et un sens de l'économie qui font merveille; et bien que Baudelaire apporte à cette description une parfaite désinvolture, en moraliste sensible aux prestiges du mal il démêle, avec lucidité, tout ce qu'il entre de remords et de joie, de désir et d'abandon, de démence et de pureté, dans cette ivresse qui porte en elle des lendemains pleins d'une amère désillusion. Qu'on ne s'y trompe pas: le rêve du fumeur de haschisch n'a rien de surnaturel; l'homme qui s'y manifeste n'est que lui-même, augmenté, "le même nombre élevé à une très haute puissance". Croyant se découvrir à une âme nouvelle, le toxicomane éprouve bientôt une angoisse mal définie, comme si son corps, habitacle désormais inutile de son âme, ne pouvait plus la contenir. Mais au moment même où il se découvre Dieu, il tombe, "en vertu d'une loi morale incontrôlable", plus bas que sa nature réelle: à l'avenir prisonnier de la drogue, il n'est plus qu' "une âme qui se vend au détail". A ceux qui pensent que le poète peut tirer de cette ivresse de tels bénéfices spirituels qu'il vaut peut-être la peine de tout sacrifier pour l'atteindre, Baudelaire fait remarquer avec cette lucidité qui lui appartient en propre qu' "il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté et qu'ainsi il accorde d'un côté ce qu'il retire de l'autre, c'est-à-dire l' imagination sans la faculté d'en profiter". La seconde partie du volume rassemble, sous le titre d' "Un mangeur d' opium", une série d'extraits, commentés par Baudelaire, de l'oeuvre de Thomas de Quincy: "Les confessions d'un opiomane anglais". Travail de compilation, mais aussi d'éclaircissement critique, ces pages révèlent à l'attention du lecteur toute la finesse du génie littéraire de Baudelaire. On ne sait, dans l'ensemble de cette oeuvre, ce qu'il faut admirer le plus, de la justesse de l'analyse, de la rigueur avec laquelle elle est conduite ou de la limpidité du style, l'auteur s'étant manifestement donné pour critère de son art la simplicité et le naturel. On y admirera aussi la qualité d'une intelligence rare, s'appliquant à interpréter les expériences les plus diverses avec un tact et une mesure qui la rendent exemplaire.

Le peintre de la vie moderne, Charles Baudelaire 1863 :

Essai de Charles Baudelaire (1821-1867), publié à Paris dans le Figaro du 26 au 29 novembre et le 3 décembre 1863, et en volume dans l'Art romantique chez Michel Lévy en 1868-1869.

La Correspondance de Baudelaire nous apprend que cet essai fut rédigé dans l'hiver de 1859 à 1860. Il porte sur le dessinateur et aquarelliste français Constantin Guys (1802-1892), dont le poète prisait beaucoup l'oeuvre. Grand amateur d'art, Baudelaire s'est singulièrement intéressé aux caricaturistes français et étrangers. L'essai consacré à Constantin Guys, ample, rigoureusement organisé, occupe une place privilégiée dans la production critique de l'écrivain.

Le Peintre de la vie moderne comprend treize chapitres. Après avoir exposé sa conception de la beauté («le Beau, la Mode et le Bonheur», chap. 1) et expliqué l'intérêt que comporte la peinture des moeurs («le Croquis de moeurs», 2), Baudelaire évoque la personnalité de M. C. G. (il ne nomme pas le peintre pour ne pas le froisser dans sa modestie), l'originalité de son travail et de son génie («l'Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant», 3). Voué à la recherche de la modernité («la Modernité», 4), Constantin Guys dessine de mémoire et restitue «l'impression produite par les choses sur l'esprit» («l'Art mnémonique», 5). Les chapitres suivants portent pour titre les divers sujets abordés par l'oeuvre de Constantin Guys («les Annales de la guerre», 6; «Pompes et Solennités», 7; «le Militaire», 8; «le Dandy», 9; «la Femme», 10; «Éloge du maquillage», 11; «les Femmes et les Filles», 12; «les Voitures», 13). Baudelaire y décrit les dessins du peintre tout en livrant ses propres réflexions sur des thèmes qui lui sont chers.

De même que les conceptions esthétiques de Diderot retentiront sur sa théorie et sa pratique dramatiques, de même les oeuvres critiques de Baudelaire _ en particulier ses Salons rédigés depuis 1845 _ apparaissent comme le véritable art poétique dont les Fleurs du mal et le Spleen de Paris représentent les deux réalisations les plus achevées. C'est que pour Baudelaire poésie et peinture s'interpénètrent _ ne parle-t-il pas de Delacroix comme d'un «poète en peinture»? _ et que l'analyse de celle-ci lui permet de mettre à nu, non les mécanismes de l'écriture, mais les principes qui guident toute sa création et qu'il résume dans le concept de «modernité».

Même s'il n'a pas inventé le mot (Balzac et Gautier l'ont utilisé avant lui), Baudelaire est à l'origine de sa fortune; et le terme revient sous sa plume comme une obsession à partir du Salon de 1859 où, parlant de la peinture anglaise dont «le caractère est la modernité», il en vient à s'interroger: «Le substantif existe-t-il? Le sentiment qu'il exprime est si récent que le mot pourrait bien ne pas se trouver dans les dictionnaires.» Cette «modernité» que Baudelaire traque, où la trouve-t-il prioritairement? Moins chez les peintres qu'il admire _ Delacroix surtout, Corot dans une moindre mesure _ que chez un Daumier ou un Gavarni, et plus encore un Constantin Guys, tous praticiens du trait plutôt que du pinceau. C'est qu'à l'idée de modernité Baudelaire associe celle d'éphémère, ou pour employer son vocabulaire, celle de «transitoire» : or le tableau figure alors que le croquis ou l'esquisse, à l'image de celui qui l'exécute, «va, court, cherche». Et l'on saisit ainsi un premier caractère de la modernité: «C'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.» Définition qui pourrait servir de commentaire au poème "A une passante", silhouette croisée, profil tracé dans la fugacité d'un échange. Fugacité qui définit un second
trait, décor essentiel de l'esthétique baudelairienne: la ville, lieu de l'échange, du mouvement, de l'éphémère, à l'opposé de la nature romantique, stable et consolatrice. Cette ville, omniprésente dans les poèmes (voir la deuxième partie des Fleurs du mal précisément intitulée «Tableaux parisiens»), et qui offre sa laideur mais aussi suscite de quoi se perdre dans un rêve que réaliseront les poèmes de la troisième partie, «le Vin». Rien d'étonnant, alors, que dans un monde artificiel d'où la nature est rejetée dans l'ailleurs (voir "l'Invitation au voyage"), la femme soit elle-même d'abord recherchée pour son artifice: d'où le capital chapitre XI, «Éloge du maquillage» qui, inversant les présupposés traditionnels de l'union de la beauté naturelle et de la morale, en vient à affirmer que «le bien est toujours le produit d'un art». Le maquillage devient ainsi pour la femme ce que la ville est au monde:
le lieu d'un mirage assumé, où chacun peut puiser matière à rêver. Ainsi fardée, la femme se fait l'égale de ce «héros de la vie moderne» dont Baudelaire s'est voulu le chantre: le dandy, celui qui «combat et détruit la trivialité».

Lus à la lumière des pages de l'essai consacré à Constantin Guys, les poèmes de Baudelaire apparaissent alors comme la parfaite adéquation d'une époque et d'un regard critique, attitude qu'il décelait chez Balzac et qui porte chez lui le nom d'«imagination».

L'art romantique, Charles Baudelaire 1868 :

Sous ce titre sont réunies les pages de critique littéraire de Charles Baudelaire (1821-1867), écrites depuis 1845 et pendant les années suivantes et publiées pour la première fois en volume posthume, dans l'édition de ses oeuvres, par les soins de Th. Gautier et de Ch. Asselineau. Le titre (heureux autant qu'inadapté) a été choisi par les deux éditeurs: car Baudelaire, de son côté, avait eu l'intention de réunir toute sa production critique sous le titre de "Curiosités esthétiques" avec, comme subdivisions: "Art" et "Littérature", soulignant ainsi l'étroite union de principe et de style de sa recherche dans ces deux domaines. Dans ces textes, Baudelaire fait preuve d'une admirable lucidité de pensée, d'une sûreté dans l'exposé des principes théoriques, d'une délicatesse de sensibilité et d'une précision de jugement,d'une rigueur d'expression enfin, qui le placent parmi les plus grands critiques de la littérature moderne. L'essentiel du livre est formé par les réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, (Victor Hugo, A. Barbier, Marceline Desbordes-Valmore, Th. Gautier, Pétrus Borel, G. Le Vavasseur, Th. de Banville, Pierre Dupont, Leconte de Lisle, Hégésippe Moreau, qu'entourent d'autres articles de circonstance: sur les récits de Jean de Falaise (le premier article par ordre chronologique), sur "Les martyrs ridicules" de Léon Cladel, sur "Les Misérables" de Hugo, sur Ménard et l' "Ecole païenne", sur "Les drames et les romans honnêtes ou L'école de vertu et de bon sens", etc. Il y a encore un curieux écrit moral de 1846, plein de finesse et d'une vive saveur ("Conseil aux jeunes littérateurs") et une série de véritables essais, sur "Madame Bovary", sur Gautier et Wagner.
La critique de Baudelaire, que l'on peut qualifier de philosophico-technique, forme l'exact pendant et le nécessaire complément de la critique psycho-moraliste de Sainte-Beuve; elle représente dans l'histoire de la pensée et dans le tableau de la civilisation littéraire du XIXe siècle, une valeur certaine qui n'est en rien inférieure à celle de la critique de sainte-Beuve.
Pour Baudelaire, l'activité poétique est autonome; c'est une faculté de l'homme qui tend au Beau, comme la raison critique tend au Vrai et la volonté morale au Bon. Ayant ainsi revendiqué l'autonomie de l' art, il entreprend une vive polémique contre la tendance de la philosophie idéaliste à identifier ces diverses manifestations de l'esprit, dont toutefois il reconnaît les points de contact dans la pratique. Mais l'originalité de la critique baudelairienne consiste dans le fait qu'elle ne se déduit nullement d'un système quelconque et n'offre, en conséquence, aucune rigidité: partant de l'analyse directe des oeuvres, il retrouve un certain nombre de principes, simples et absolus, qui sont en parfait accord avec ses recherches techniques raffinées et son sens de la "forme" considérée comme une valeur absolue. Ainsi, les "Iambes" de Barbier lui donnent l'occasion de montrer les rapports entre l' art et la morale; en revanche, les poésies de Marceline Desbordes-Valmore se prêtent admirablement à la mise en lumière de l'importance du "sentiment". L'essai très important sur Gautier l'engage dans une véritable leçon d' esthétique sur le caractère distinctif du beau poétique, leçon au cours de laquelle il cite un passage extrait des "Notes sur Edgar Poe", qui est resté célèbre. Mais Baudelaire ne
se confine pas pour autant dans une esthétique strictement intellectuelle ou dans un aride classicisme: ainsi, en face d'un rapide et très pénétrant bilan de la poésie lyrique de Victor Hugo, voici un article sur "Les misérables" où sont franchement appréciées les raisons morales de l'oeuvre; à propos du futur grand maître des parnassiens, Leconte de Lisle, il fait un prompt rappel à Renan; en un autre article où il analyse avec lucidité la poésie à caractère social de Dupont, il reconnaîtra aisément les qualités de style d'écrivains comme Leroux et Proudhon. Il offre enfin à propos de "Madame Bovary", un splendide essai de critique psychologique. Faisant preuve d'un sens très vif de l'universalité de l' art, sans qu'on puisse le taxer d'incohérence, Baudelaire retrouve, dans son cheminement de critique, les principes du parnasse, du symbolisme et même du surréalisme. Nous ne devons pas oublier non plus de mentionner le long essai de critique musicale, dont les tentatives pour acclimater l'oeuvre de Wagner en France (1860-1861) furent l'occasion, et qu'il publia à part sous le titre: "Richard Wagner et Tannhaüser à Paris" (1861). Dans cet essai, nous trouvons un examen aigu et pénétrant de la psychologie du public, une rapide esquisse du caractère de Wagner et de sa formation intellectuelle, une lumineuse illustration de l' esthétique wagnérienne, et d'attentives études sur la nature de l' art musical en général, sur "Tannahaüser, "Lohengrin" et la musique de Wagner en particulier.
D'autres écrits de caractère critique, déjà publiés dans des revues et journaux, ou restés inédits, furent réunis à deux reprises dans les "Œuvres posthumes" de 1887 et de 1908 et sont depuis imprimés avec "L'art romantique". 

Parmi ceux-ci, une fine analyse des récits de Champlfleury, un curieux article sur la "Biographie des excentriques", un plan étendu pour un essai sur "Les liaisons dangereuses" et surtout un important écrit de ton satirique, très riche en notations morales, sur "L'Esprit et le style de M. Villemain".

Mon cœur mis à nu, Charles Baudelaire 1887 :

Recueil de fragments en prose de Charles Baudelaire (1821-1867), publié dans un volume intitulé Oeuvres posthumes et Correspondances inédites à Paris chez Quantin en 1887. L'édition critique parue chez José Corti en 1949, due à J. Crépet et G. Blin, fait autorité.

Baudelaire n'a jamais rédigé, de façon suivie, un véritable journal intime. Il s'est contenté de noter diverses réflexions sur des feuilles volantes qu'il ne destinait pas à la publication. Ces feuilles forment trois ensembles: Fusées, Hygiène et Mon coeur mis à nu, qui fut vraisemblablement écrit entre 1859 et 1865. Le texte participe, à l'origine, d'un ambitieux projet, ainsi que l'atteste une lettre à Mme Aupick du 1er avril 1861 dans laquelle le titre apparaît pour la première fois: «Un grand livre auquel je rêve depuis deux ans: Mon coeur mis à nu, et où j'entasserai toutes mes colères. Ah! si jamais celui-là voit le jour, les Confessions de J[ean]-J[acques] paraîtront pâles. Tu vois que je rêve encore.»

Mon coeur mis à nu est composé de quarante-huit fragments dont la longueur moyenne n'excède pas une demi-page. Ces fragments, eux-mêmes discontinus, se présentent comme une succession de notes plutôt que comme des ensembles véritablement rédigés. Lapidaires et laconiques, les notations couchées sur le papier par Baudelaire sont de toutes sortes: aide-mémoire de l'écrivain sous forme de plans ou projets, souvenirs, jugements sur les contemporains, diatribes pourfendant surtout l'époque moderne, maximes _ certains accents font parfois songer à La Rochefoucauld et à Pascal _, réflexions sur la politique, la société, l'histoire, les religions et l'art.

Le titre de l'ouvrage répond à un défi formulé par Edgar Poe dans ses Marginalia: «S'il vient à quelque ambitieux la fantaisie de révolutionner d'un seul coup le monde entier de la pensée humaine, de l'opinion humaine et du sentiment humain, l'occasion s'en offre à lui. [...] Il lui suffira en effet d'écrire et de publier un très petit livre. Le titre en sera simple _ quelques mots bien clairs _ Mon cœur mis à nu.» En dépit du titre de l'ouvrage et de la comparaison que Baudelaire établit avec les Confessions de Rousseau, le poète s'y livre peu à l'introspection et à la confidence. Certains énoncés sont certes à la première personne et dévoilent l'intimité du cœur et de l'esprit: «Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l'horreur de la vie et l'extase de la vie» (XL); «Dès mon enfance, tendance à la mysticité» (XLV). Plus souvent, cependant, ils sont formulés de façon impersonnelle. La brièveté et le caractère elliptique de la notation sont propices à générer des sentences _ «Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser» (X) _ ou des méditations _ «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.» L'usage fréquent du paradoxe et de l'antithèse traduit la conscience intime d'un moi écartelé (voir les Fleurs du mal).

L'ouvrage émane d'une sensibilité à la fois cynique et écorchée, avide et désespérée qui, au-delà de Baudelaire, se présente comme celle de toute une génération. Ce n'est pas, seulement son propre cœur mais celui de l'homme que le poète, plus moraliste que diariste, cherche à mettre à nu.

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Résumés et analyses des principales oeuvres du poète français Charles Baudelaire.
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